Extraits

Dans cette rubrique sont présentés des extraits de mes romans. Bonne lecture !


Voici le prologue de mon deuxième roman, intitulé La Dulcinée du Diable. 

 

 

PARTIE I

Au Commencement...  


Prologue

 

- Moi, j’vous dis que c’t'un loup… insistait le berger, d'une voix que la peur et la colère faisaient vibrer.

Ce matin-là, lorsque la brume s’était dissipée, il avait découvert la scène de désolation : son troupeau de moutons avait été ravagé. Il avait trouvé des tas de cadavres fraîchement égorgés, encore chauds. Il n’y avait aucune empreinte dans la boue baignée de sang noir. Le prédateur semblait s’être volatilisé. Après avoir bataillé pour réunir les derniers survivants affolés de son bétail, il s’était précipité vers la ville : il devait prévenir les autres éleveurs du danger, il devait avertir le Seigneur Adriac. Ce dernier était à présent sur les lieux du carnage, entouré de quelques-uns de ses hommes. Les autres badauds se signaient parfois, affolés devant un tel désastre, craintifs dès que le mot Loup était prononcé. Ces fauves sévissaient, certes, mais jamais une meute ne faisait autant de ravages et de façon si discrète…

Adriac jeta une poignée de pièces au berger, pour lui permettre de subsister le temps de se remettre de cette perte terrible, puis le Seigneur s’en retourna sans un mot de plus, sa cape claquant furieusement au vent, comme une sentence. Il ferait redoubler la surveillance de son fief : la ville de Castel au Vent passait pour l’une des plus prospères de la région, et il tenait à ce qu’elle le reste. Les villageois restés cois derrière lui commencèrent à ramasser les carcasses. Ils allaient conserver le reste de viande dans le sel. L’hiver approchait, et l’on avait peur. Peur de cette bête nuisible… Un malheur venait s’ajouter à ce désastre. Quelques Castellois avaient succombé, dans le mois, à un mal que l’on appelait peste, faute de savoir ce que réellement c'était...

 

Les gardes se hâtèrent d’ouvrir les grandes portes pour laisser entrer leur seigneur. L’un d’eux les mena, Adriac et ses chevaliers, auprès de son maître.

- Monseigneur Adriac ! salua ce dernier. Soyez le bienvenu chez moi. Que me vaut l’honneur de votre visite ?

- Salut à vous, Théodore, mon ami. Je suis venu quêter votre soutien.

Théodore de Hautecour installa ses hôtes dans sa salle à manger, où brûlait un bon feu, dans l’âtre de la cheminée, au fond de la vaste pièce. Adriac prit place autour de la table de chêne massif. Ses quatre hommes l’imitèrent, dans un cliquetis discret de côtes de mailles et d’épées. Théodore resta debout, au bout de la table, face à son hôte, tandis qu’une servante se hâtait de leur servir des choppes.

- Un troupeau a été décimé cette nuit. Encore... commença Adriac. Le berger pense qu’il s’agit de loups.

- Ces damnés attaquent nos gens de plus en plus souvent. s'inquiéta Théodore, pressentant quelque chose de grave.

- Mon peuple est apeuré. Je ne sais ce qui est coupable de ce massacre, mais il faut l’empêcher de récidiver. Les messes sont rythmées par les mises en garde contre le Démon qui a posé les yeux sur notre ville ! Les marchands évitent nos rues... Mais surtout, Sa Sainteté menace d'envoyer ses gens de Dieu afin de reprendre ma ville en main ! Je veux lancer une grande battue, dès demain. Même si cela est vain, cela rassurera le ban, et apaisera les esprits, pour un temps. Il nous faut leur donner ce qu'ils veulent... Et j’ai pour cela besoin de vos hommes.

- Je serai à vos côtés, dans ce cas. répondit Théodore avec ferveur.

Théodore de Hautecour était surnommé Le Bon : sa loyauté, sa piété et son courage étaient réputés, de par la ville de Castel au Vent et ses alentours. Le Seigneur Adriac savait pouvoir se fier à lui en toute circonstance, quoi qu'il advienne.

Les visages des invités se tournèrent vers la porte, qui avait grincé. Une fille venait de se dissimuler derrière le mur, en vain. Théodore soupira bruyamment, agacé, et Adriac la pria d'entrer, d'un ton amusé. Elle semblait jeune sous la cascade dorée de ses longs cheveux défaits ; ce qui affubla d’autant plus Théodore. Sa fille n’avait pas le sens des convenances… Elle s’avança, sans saluer son seigneur, la mine haute.

- Tara ! On n’entre pas comme cela ! Je te prie de saluer ton suzerain.

Elle jeta son regard vert glacial à Adriac, avant d’effectuer une brève et rigide révérence. Elle fixa ensuite son père, les joues rougissant légèrement de colère. Elle savait qu'on en viendrait là, hélas.

- Père, je vous défends de participer à cette battue !

- Je te demande pardon ?!

- Ce ne sont pas les loups, comment pouvez-vous croire une telle chose ? Seriez-vous fol à ce point ?!

Théodore allait répliquer, le courroux empourprant son visage. Les hommes attablés murmurèrent entre eux, stupéfaits par la verve de cette enfant. Adriac, d’un geste sec de la main, empêcha Théodore de la rabrouer. Cette petite ne devait pas avoir plus de quatorze ans, mais le seigneur avait quelque respect pour cette fille, qui déjà, prenait l’allure d’une femme. Il appréciait, entre autres, sa franchise.

- Que serait-ce alors, selon vous, Ma Dame ?

- Je l’ignore, monseigneur... avoua-t-elle. Mais je me suis moi-même rendu sur place. Les loups…

- Tu es encore sortie seule ?! Comment...

- Les loups ne causent pas ce genre de blessures… continua-t-elle, ignorant effrontément son père. Je crois que cela a un rapport avec l’épidémie.

- On ne peut parler d’épidémie, Tara, je te l’ai déjà signifié ! coupa durement Théodore. Tu terrorises nos gens ! Tes fabulations n’intéressent pas notre Seigneur. Que je ne te reprenne plus à venir contrarier notre discussion. Retournes-t’en à tes études.

- A votre aise. marmonna-t-elle. Père, Monseigneur…

Elle se retira sans un mot de plus. Théodore se tint coi, humilié devant son suzerain. Les familles de Théodore de Hautecour et d’Adriac de Castel étaient alliées et amies depuis que l’aïeul du seigneur, Hugues de Castel, était devenu maître de Castel au Vent, et l’avait rebaptisée à son nom.

- Je prie mon seigneur de pardonner à ma fille. Elle est encore jeune…

- Elle est délicieuse... interrompit Adriac, avec un regard brillant.

Théodore pinça les lèvres. Il avait coutume de remarquer qu’Adriac lorgnait sa cadette. Elle était en âge d’être prise pour femme, mais bien qu'elle fût d'une grande beauté, son père savait qu’elle n’était pas bonne à marier. Elle était encore beaucoup trop indisciplinée. Il craignait ne jamais la voir prendre époux. Il attendait, mi-inquiet, mi-impatient, que le seigneur daigne demander la main de Tara. Isabelle, sa fille aînée, elle, était douce et obéissante : elle avait déjà quelques courtisans. Des partis que Théodore avait refusés, souvent issus de milieux trop modestes qu'ils étaient.

- Soyez à la lisière du bois, demain, dès la prime. Je vous y attendrai. Et je vous charge de prévenir messire de Morand. Il sera ravi, je pense, de se joindre à nous.

Adriac se leva, son ami et lui se saluèrent d’un hochement de tête. Il quitta la pièce, rejoignit la grande cour. Leurs écuyers leur apportèrent leurs chevaux, bestioles courtes, trapues et féroces : seuls leurs propriétaires et leurs écuyers pouvaient les approcher. Ces bêtes-là étaient dressées au combat, et à rien d'autre.

Ils montèrent en selle avec habileté. Les lourdes portes s’ouvrirent, ils talonnèrent leurs montures, et disparurent bientôt au loin. Quand Théodore fut libre, il alla trouver Tara, toujours atterré par son comportement. Elle était assise sagement, sur un banc de la bibliothèque. Elle était plongée dans un épais volume pesant sur ses genoux.

- Ton intervention…

- Je connais votre discours, père ! coupa-t-elle, irritée.

- N’était pas souhaitable ! Une dame de bonne famille sait se tenir devant son seigneur ! Tu n'avais rien à faire dans ces histoires d'hommes, jeune fille !

Elle ne répondit pas, serrant les dents. Il soupira, s’approcha et s’assit à son côté. Il jeta un œil à ce qu’elle lisait.

- Un traité sur les loups-garous ?! Ma fille, as-tu perdu l’esprit ?

- Pourquoi ne pas s’intéresser à ces créatures ? La maladie, père, ce n’est point une peste…

Théodore se releva brusquement et lui arracha le livre des mains.

- Ne crois pas que je n’ai rien remarqué… Tu vas cesser de t'intéresser aux créatures du Démon ! Et te débarrasser de toutes ces herbes, toutes ces recettes et incantations de sorcière ! Et surtout de ce maudit chat noir qui hante tes appartements !

- Ce n’est qu’un chaton ! Il ne fera de mal à personne…

- Seigneur, par pitié, épargne une enfant écervelée ! s’exclama-t-il, en se signant. Tu tends vers la sorcellerie, Tara ! Tiens-tu réellement à finir sur le bûcher ? J'ai eu vent de ton commerce avec cette Malepeste ! C'est elle qui te farcit la tête de toutes ces lubies sataniques !

- Je n’ai cure de ce que vous pouvez bien en penser : je ne serai pas une Dame ! cracha-t-elle, glaciale.

La jeune fille se leva, jeta un regard méprisant à son père et le quitta, le menton levé. Elle rejoignit sa vaste chambre, courroucée et en claqua la lourde porte. Un chaton au pelage noir, encore duveteux, roulé en boule sur l’énorme lit à baldaquin, releva sa tête ébouriffée et ouvrit ses yeux verts. Il miaula timidement. Elle s’assit près de lui et le prit sur ses genoux. Elle le cajola quelques secondes. Soudain, il sauta sur le sol de dalles, et se rua sur la corde du lourd rideau, que l’air avait agité. Elle eut un sourire amusé, qui se mua en rictus de dégoût.

- Ce n’est point sorcellerie que d’aimer ce chat, que Diable ! Eux et leur Eglise de malheur...

Elle lui servit un bol de lait. Elle veillait à ce que jamais le chaton ne quitte sa chambre, ou Théodore ne manquerait pas de lui faire un mauvais sort, superstitieux qu’il était. Tout comme le reste du monde… Tara aimait les bêtes, qu’importait leur couleur. Elle aimait les loups. Elle ne les craignait pas. Elle n'avait d'ailleurs aucune raison de le faire, ni quiconque : ce sont eux qui craignent l’Homme !

Elle s’approcha de l’une des nombreuses étagères couvrant le mur de pierres, qui formaient un quadrillage de planches. Elle appuya sur l’une d’elle, qui céda. Une des pierres du mur se dégagea d’elle-même, coulissant vers le haut. Elle jeta un coup d’œil méfiant vers la porte, afin de s’assurer que personne ne la surprenne. Elle enfouit son bras dans le trou et en tira un court et épais volume. Elle souffla sur la couverture pour en ôter la poussière. Elle aimait lire, et estimait que pour combattre quelque chose, il fallait le connaître. Son père avait confisqué son traité sur les loups-garous ? Qu'importe. Elle n'était pas à court de sources d'informations. Elle était certaine que l’attaque des moutons, tout comme l'épidémie s’annonçant, était faits de quelque créature maléfique. L’on ne voulait pas l’écouter : on préférait mettre un faciès de loup sur le mot Démon, l'incarner pour le rendre moins effrayant... Sorcière, elle ? Si son père savait ce qu’elle savait, il ne serait point traité de sorcier, lui. Il serait jugé érudit ! Elle était née femme, elle n’avait pas droit à tant d’égards... songea-t-elle avec aigreur. Néanmoins, elle aimait profondément son père, et lui portait beaucoup d’affection.

Ce n’était point la même chose envers sa mère : Eliane de Hautecour était une femme sèche et froide, au physique austère, qui éduquait sévèrement ses deux filles. Isabelle se laissait faire, docile et dévote. Tara était rebelle, et ne manquait pas une occasion de contrarier Eliane. Celle-ci apportait à ses enfants une éducation religieuse des plus strictes, par le biais notamment de Clothilde, sa suivante. Elle était d’autant plus intransigeante avec Tara, en raison de sa naissance… Eliane avait bien failli perdre la vie en la donnant à sa cadette, mais Théodore, désespéré, s’en était allé quérir l’aide de la Malepeste… La Malediseuse de Castel au Vent, la grande et terrible Sorcière Syrienna. La Malepeste était parvenue à les sauver toutes les deux. Si Eliane avait pardonné à son époux, elle n’avait jamais pu pardonner à Tara d’être venue au monde grâce à une diabolique sorcière. Elle disait toujours que la jeune fille était née sous le sceau du Malin, et que cela ne changerait jamais. La mère était donc des plus rigides et intolérantes envers elle.

Néanmoins, Tara avait décidé qu’elle n’apprenait pas tout ce qu’il lui fallait à l’Eglise. Elle avait déniché des livres traitant de tout ce dont elle ignorait, tout ce qu’on ne voulait pas qu’elle sache. Grâce, notamment, à son commerce avec Syrienna Malepeste.

Tara ouvrit son volume, assise dans l'un de ses hauts fauteuils, qui tournait le dos à la porte d'entrée. Elle était arrivée au chapitre traitant des Vampires. L’auteur du manuscrit avait été châtié. Brûlé, traité d’hérétique. Il se nommait Jaquelin Dolleret.

- Ecoute ça, toi ! fit-elle au chat qui grimpait sur ses genoux et la regardait attentivement. « Certaines de ces créatures maudites colportent une maladie. Un poison semblable à la peste. Certains contaminés meurent définitivement, d’autres pas… »

La porte s’ouvrit à la volée, lui coupant la parole, la ramenant brusquement sur terre. Un grand jeune homme blond, à la peau blanche et aux grands yeux verts, entra, sourire aux lèvres.

- Jean-Baptiste !

La jeune fille se jeta dans les bras de son frère ainé, abandonnant son livre sur le fauteuil.

- As-tu fait bonne chasse ? demanda-t-elle.

- Je m’en reviens les mains pleines, ma belle ! Ah ! Ce chat traîne toujours ici ! pesta-t-il en se reculant vivement.

Il n’osa toucher l’animal, mais ne fit plus guère de remarque. Jean-Baptiste était le seul frère de Tara, et il chérissait sa cadette, malgré toutes ses frasques. Il était celui qui avait appris à lire à la jeune fille. Il était âgé de vingt ans, était aussi beau que Théodore, et était le préféré d’Eliane.

- Père m’a rapporté ton éclat. Je comptais me joindre à eux, demain…

- Quoi ? Non ! Tu ne peux pas faire ça ! C’est injuste, Jean... !

- Les loups sont dangereux, Tara. Ce sont des créatures du Mal ! Peu importe qu’ils aient attaqué ce berger ou pas. Et je me dois de paraître… Tu sais que je me dois d’être digne de Louise…

Tara poussa un grognement. Louise Ledoux était la fille d’un des vassaux d’Adriac. Jean-Baptiste allait bientôt la prendre pour femme et quitterait le domaine familial sous peu. Il obtiendrait un fief, et deviendrait chevalier... Et Tara ne voulait pas que son frère la quitte, jalouse et possessive comme elle était.

- Tu te dois d’être plus obéissante, Tara. Père pâtit de ton impétuosité. Puis, il a peur pour toi. Mère dit de toi que tu es sorcière…

- Je n’en ai cure. Ils disent bien des choses ! Mère est une bigote écervelée, et Père pense que Messire Adriac demandera ma main... La belle affaire !

- Il le fera, sans nul doute. coupa sèchement le jeune homme. Et père acceptera. Messire Adriac est le seul parti qui daigne s’intéresser à toi ! Et quel parti...

- Jamais, tu m’entends ?! cria-t-elle, soudain cramoisie. Plutôt mourir qu’être la femme de ce rustre belliqueux inculte !

Il essaya de lui faire entendre raison, sans succès. La jeune fille se renferma, se rassit dans son fauteuil, se replongea dans son ouvrage. Il n’était plus question de dire un seul mot. Jean-Baptiste prit congé, résigné. Elle n’était point sorcière, juste encore enfant ! Du moins, le voulait-il croire…

Dès l’aube, Théodore, son fils Jean-Baptiste et leurs hommes rejoignirent la forêt. Ils y retrouvèrent Adriac et les siens. Donoran de Morand ne tarda guère à se joindre à eux, grand, droit, altier sur sa monture immaculée. Ses longs cheveux noirs, sa barbe sombre et épaisse lui conféraient une prestance toute princière. L’un des guerriers sonna le cor, et la chasse commença. Les chiens s’élancèrent dans les bois, hurlant, bavant, grognant. La cinquantaine de chevaliers armés talonnèrent leurs montures, emplissant l’air des bruits de galops mats des chevaux sur le sol de terre gelée.

Tara les avait regardés partir, de la fenêtre de sa chambre. Elle n’avait rien pu faire pour les en empêcher… Sa nourrice vint la chercher pour la mener à sa nonne de préceptrice. Elle soupira et obéit, les épaules voûtées. Un jour, elle pourrait faire quelque chose. Un jour elle déciderait...

 

- Diantre ! lança Théodore. Ces bois regorgent de ces créatures ! Les habitants devraient se sentir en sécurité, après cela.

- Voyez celle-ci, père ! lança Jean- Baptiste en désignant une imposante louve sanguinolente. Elle est énorme !

Les chasseurs, rompus, ramenaient des dizaines de loups morts, corps sanglants hérissés de flèches. Le soleil se couchait déjà. Par la fenêtre de sa chambre, Tara les vit entrer dans la cour, déposer les cadavres d’animaux dans un coin. Ce soir même, ils seraient dépecés, et leur peau serait exposée en ville. Des larmes roulèrent sur les joues de la jeune fille : on venait de lui arracher des êtres chers, les loups étaient les siens, plus que n'importe quelle famille...

Quand son père entra, elle était assise dans son fauteuil, plongée dans un livre. Au grand dam de Théodore, il la trouva fermée, le visage dur, et elle portait de sombres vêtements. Elle lisait cette fois un livre quelconque, pour ne pas subir de nouvelles invectives... Le chaton avait fondu sous les lourds oreillers du lit, craintif.

- Nous avons fait bonne chasse. soupira Théodore, satisfait.

- Magnifique, monseigneur ! répliqua-t-elle d’un ton glaçant.

Théodore soupira, profondément peiné. Il répugnait à entendre sa fille le nommer monseigneur, lorsqu'ils étaient entre eux. Elle mettait de la distance entre son père et elle. Il ne savait plus que faire pour la remettre dans le droit chemin.

- Je te l’ai déjà dit, ne me nomme pas monseigneur… Je suis ton père, Tara. rappela-t-il d’une voix douce. Certes, tu sembles l’avoir oublié ! Je venais te dire que... Syrienna Malepeste a été faite prisonnière, avec deux de ses apprenties... Les hommes d'Adriac l'ont débusquée ce jour d’hui...

La jeune fille en lâcha son ouvrage, qui heurta le sol dans un froissement de papier, comme si elle venait d'accuser un coup à l'estomac. Elle savait ce qu'attendait une sorcière capturée... Une boule de chagrin enserra sa gorge, l’étouffant.

- Vous aviez promis… hoqueta Tara en se levant. Vous lui aviez promis de la laisser tranquille !

- Tara…

- Elle m’a mise au monde !! cria-t-elle de plus belle. Elle a sauvé cette mégère qui vous sert d’épouse, et vous… vous… !

- Ça suffit !!

Tara tourna le dos à son père, pour cacher son chagrin et sa colère. Son père n’avait pas tenu la promesse qu’il avait faite à Syrienna, quatorze ans plus tôt, c’était indigne de lui !

- Tara je t’en prie… murmura Théodore en posant une main sur sa frêle épaule. Je n’ai pas le choix. C’est Adriac qui décide. Je ne peux pas aller contre notre seigneur et notre peuple. Je ne peux pas nous compromettre ainsi. Le châtiment est proche : ces trois sorcières vont être brûlées demain soir, en place publique. Je sais combien cela te paraît injuste, mais je ne peux te laisser sombrer ainsi. Tu m’inquiètes. Tu es si jeune, si influençable…

- C’est votre épouse qui dit que je suis née sous le Mauvais Sceau. contra Tara, acerbe, d’une voix vibrante. Que je suis condamnée depuis ma naissance.

- Et ce qu’elle dit compte plus que ce que je dis ?

Tara fit volte-face et scruta le beau visage barbu de son père.

- Non, bien sûr… murmura-t-elle.

- Moi je dis que tu es quelqu’un de bien. Que tu deviendras une grande dame, que tu ne finiras pas comme ces sorcières. Si tu daignes m’écouter un peu…

Elle se serra dans les bras de Théodore. Elle savait que ce simple geste apaisait les querelles. Et la consolerait elle-même... La cadette était effrontée et indisciplinée, mais Théodore la chérissait. Elle était sa favorite. Son impétuosité lui rappelait la sienne, lorsqu’il avait son âge. Il souhaitait la préserver. Il se remémora les paroles de la sèche Clothilde, qui disait de Tara, alors âgée de trois ou quatre ans, qu’elle était mauvaise, qu’elle était née ainsi, et qu’elle le serait toujours. Elle avait clamé que toutes les éducations du monde ne serviraient pas à la changer, elle avait enjoint Eliane à placer cette soufrée petite au couvent, mais Théodore avait refusé avec véhémence. Il n’avait jamais regretté sa décision, malgré les frasques de la jeune fille. Il la relâcha, l’observa dans les yeux une seconde, et lui dédia un sourire tendre. Il prit congé, après avoir déposé un baiser sur son front.

 

- Messire ! l’un de vos gens nous est venu. Il dit que le mal a encore sévi…

Adriac se leva lentement. Il appela ses domestiques, on le vêtit de son équipement de cuir, de sa tunique portant ses couleurs : sang et or. Il sortit. Il protégea son visage d’un châle lorsqu’il visita les cadavres. Ils n’étaient pas morts depuis longtemps. Un homme, son épouse et leurs trois enfants, n’avaient pas été bougés. Ils gisaient tous cinq sur leur lit, sur le dos, les bras le long du corps. Leur peau laiteuse semblait un peu bleutée. Un frère était venu avec Adriac, il se signa, et entama une longue prière. On prit mille précautions en touchant les corps, on les déposa dans des cercueils. Leur enterrement eut lieu le lendemain. Castel était certes une petite cité en partie dépendante de ses champs et de ses paysans, mais grâce à la carrière de pierres que possédait Théodore de Hautecour, d’où étaient extraits quelques joyaux, elle était assez cossue pour offrir à ses défunts une sépulture chrétienne, et non pas les jeter à la fausse commune.

- Nous en sommes à dix cas, père !

- Fichtre Tara ! Tu n’es point médecin ! Nous sommes en plein hiver, la maladie sévit toujours à cette époque ! Conduis-toi comme une dame ! A propos, ce soir, nous sommes tenus d’être présents… Le ban pense que les sorcières brûlées enjoindront Dieu, dans sa miséricorde, à faire cesser cette épidémie. Je ne veux plus te voir t’intéresser à ces phénomènes diaboliques.

Dieu n’avait rien à voir avec cette fichue maladie, Tara le savait. Mais elle s’astreint au silence. Elle ne voulait point être prise pour une impie. Pas avant d'avoir accompli son dessein, en tout cas. Une fois seule, elle ouvrit sa grande armoire. Elle en tira une bourse d’herbes rousses, et la dissimula dans son large corset de cuir, sous sa cape. Elle se mit en selle, escortée des hommes de son père, le cœur lourd, et s’élança à la suite de sa mère et de sa sœur. Ils se rendirent en place publique.

- De grâce ma fille ! pesta froidement Eliane. Vous n’avez point l’allure d’une dame ! Vous montez comme un homme !

Tara montait à califourchon sur son destrier noir, malgré sa longue robe. A cause de cette position, ses pieds étaient découverts, laissant voir de hautes bottes serrées par des lacets de cuir. La mère de Tara manqua s’en étouffer. Quelle inconvenance ! La jeune fille refusait de s’affubler de ces maudites chausses de toile si encombrantes, qui se terminaient par une longue pointe, au contraire d’Eliane et d’Isabelle. Ces dernières avaient passé leurs jambes d'un même côté de la selle. Tara estimait que c'était inconfortable, instable et donc dangereux.

- Vous adoptez fort bien l'allure d'une dame, mère, pour une vipère !

Eliane vira subitement au rouge, et écarta sa monture de celle de son indisciplinée de fille. Pour ne rien arranger, Clothilde reprocha sévèrement à la jeune fille son corset de cuir sombre lui enserrant la taille, qui mettait bien trop en valeur ses formes féminines, ce qui était tout à fait inconvenant et choquant.

- Vous vous vêtez comme une catin. cingla l’austère suivante.

Tara eut un petit rire glacial, sa préceptrice eut un tressaillement nerveux.

- Est-ce par frustration que tu as choisi de devenir nonne ? Hélas, Dieu ne te foutra jamais, pauvre de toi… Cela ne te ferait pas de mal, pourtant.

Clothilde s’étouffa de rage, soufflant des « blasphèmes » et diverses menaces à tout-va, tandis que la jeune rebelle s’éloignait, dans un petit rire innocent.

La cage de fer des prisonnières s’avança, tirée par quatre chevaux de trait sombres. Tara approcha son destrier de la cage. Jean-Baptiste fixa une des hérétiques, méfiant. Elle lui cracha au visage un mollard noir et puant. Il se recula en pestant, s’essuyant du revers de la manche. Tara, elle, s’avança discrètement.

- Ah… Tara, ma petite marmiteuse… murmura la sorcière, accrochée aux barreaux de sa cage tel un animal. Lucifer te damne !

Ceci était la formule rituelle des sorcières de Castel : leur "Dieu te bénisse", en somme.

- Syrienna… Je suis navrée… répondit la jeune fille, d’un air profondément peiné. Je ne peux rien faire…

Tara, baissant les yeux, remarqua avec horreur que les pieds de la Malepeste avait été départis de leurs ongles, le sang encroûtait encore la peau. Il en allait de même pour les mains de la sorcière. Quant à ses deux apprenties, restées prostrées au fond de la cage, dont l'une arborait une chevelure rousse feu sale, Syrienna lui apprit qu'on leur avait arraché la langue et coupé les oreilles... A l'évidence, sous la torture, ces pauvres femmes pouvaient bien avoir avoué tout ce qu'ils voulaient... Tara en conçut une rage dévorante, qui lui brûla la poitrine. D’autant plus lorsque Syrienna lui expliqua que la rousse, âgée de quatorze ans, n’avait rien fait de mal, n’avait jamais été son apprentie, mais avait été condamnée uniquement par sa couleur de cheveux… Ses parents avaient été enfermés, pour avoir commis le crime de cacher leur fille et sa chevelure satanique, au lieu de la brûler dès la naissance comme de bons fidèles l’auraient fait… Ils seraient tous deux ferrés et jetés dans le lac, le lendemain.

- Peste soit ce monde de cochons ! beugla Syrienna, pour qu'on l'entende. La mort, c’est un remède de sorcière, ça !

Elle éclata d'un grand rire aigu dément. Tara la dévisageait d'un regard mi-abattu mi-furibond, larmes aux yeux.

- Prenez cela. dit-elle. Vous avez assez souffert...

Tara lui tendit le sachet d’herbes. La sorcière cessa de sourire et regarda la jeune Hautecour de ses yeux noirs cernés et soulignés de crasse, avec quelque émotion.

- Que leur Dieu des cochons te bénisse mon enfant ! murmura-t-elle. On se reverra peut-être, en Enfer...

Elle effectua le signe de croix, mais inversé, en commençant par le bas. Tara fit discrètement la même chose. La cage poursuivit sa route, tandis que Syrienna distribuait à ses deux compagnes les herbes empoisonnées, et qui pourraient faire taire toutes les douleurs. Si Tara n’avait pu sauver leurs vies, ni leur éviter la torture, au moins pouvait-elle abréger leurs souffrances, en leur épargnant la douleur des flammes...

On les extirpa de la cage sans vergogne, on les poussa brutalement contre les piliers de bois, au sommet des bûchers, auxquels on les ligota fermement. La sentence fut prononcée par Adriac lui-même : ces sorcières s’étaient rendues coupables, clamait-il, de meurtres, de sortilèges, de corruption envers de bons chrétiens, de blasphèmes… Il ajouta que la Malepeste avait pris l’habit d’homme et les armes, en dépit de sa condition de femme. La foule huait, crachait, beuglait des insanités à leur encontre, leur jetait toutes sortes de fruits pourris… « Brûle Sorcière ! », « Crève, maudite ! », entendit Tara, à l’adresse de Syrienna. La jeune femme aurait volontiers rossé ces imbéciles pour leur irrespect, mais elle ne pouvait rien faire… Deux soldats d’Adriac s’avancèrent avec leurs torches, les bûchers s’enflammèrent dans un craquement de bois sinistre. Tandis que les flammes montaient toujours plus hautes, plus chaudes, dévorant déjà les jambes des châtiées, la Malepeste cria à ses deux compagnes :

- L’Enfer est lumineux et chaud comme ces flammes, et il nous est ouvert !

Mais déjà, la jeune rousse et sa semblable avait fait silence, la vie les avait désertées. La foule se tut brutalement en entendant les dernières paroles de la grande Sorcière de Castel. Elle mourait, là, se calcinait et devenait cendres… sans un cri ! Pas une plainte, pas une supplique ! Son grand rire suraigu dément résonna de longues secondes dans ce silence terrifié, avant de s’éteindre pour toujours. Les gens se dévisageaient, se serraient les uns aux autres. Elles étaient donc belle et bien diaboliques, ces damnées diablesses ! Le feu ne leur causait nulle douleur ! Ce châtiment serait-il vain ? Offrir de véritables démons aux flammes, leur élément, allait-il vraiment sauver les Castellois ?

Tara, dont les larmes dévalaient les joues, silencieusement, admirait le ciel se teinter de gris, se voiler de lourds nuages sombres. Un roulement de tonnerre retentit, au loin, comme un effrayant avertissement faisant trembler toute la ville. La foule tressaillit ; la pluie se mit à tomber, ruisseler, lourde, grasse et acide, piquant les visages.

- Dieu du Ciel, c’est un mauvais présage ! gémit Isabelle, près de sa cadette exaspérée.

Peu à peu, les denses flammes des bûchers s’amenuisèrent, jusqu’à disparaître totalement, ne laissant plus danser dans l’air que quelques filets de fumée noire. Les habitants trempés en étaient tétanisés. Tara savait que le « Dieu du Ciel » n’y était pour rien : Lucifer versait d’amères larmes pour Ses filles martyres brûlées vives…

- Ce n’est qu’un peu de pluie… répondit pourtant la jeune sorcière.

Les trois corps calcinés apparurent derrière le rideau de fumée dissout : il ne restait d’elles que trois silhouettes noires et carbonisées ballotant conte leurs poteaux de bois, dont les os apparaissaient. Certains poussèrent des exclamations de dégoût, tandis qu’Adriac pressait ses hommes de débarrasser les restes de la vue de la population.

- Voilà donc ce qui attend celles qui défient l’autorité du Tout-puissant… murmura Clothilde, la suivante d’Eliane, en posant un regard empli de cruauté à l’adresse de Tara.

- La mort nous attend tous, ma chère. répliqua la jeune femme, acerbe.

Elle était rentrée l’échine courbée. Sa mère lui avait intimé de remonter dans ses appartements, et de s’y terrer telle une vipère dans son trou. Tara obtempéra, trop heureuse de pouvoir s’esquiver. Elle reprit sa lecture, déterminée, avide d’en apprendre plus sur les créatures du Démon. Et puis, il lui fallait oublier cette horrible image du corps brûlé de Syrienna… Le chaton miaula.

- Toi non plus, tu ne me crois pas ? Moi je sais que ce qui a dévasté les troupeaux a un lien avec la maladie ! Je dois parvenir à trouver le quel...

Elle lui donna de quoi manger, réfléchissant.

- Tu as raison…dit-elle à son chat, pensive. Il faut que je fasse quelque chose, sinon, sous peu, l’épidémie décimera la population entière… Ce n’est pas le vain sacrifice de Syrienna qui y changera quelque chose ! enragea-t-elle en serrant le poing. Et si c’était bien la peste des vampires ?

Ce Jaquelin Dolleret avait passé sa vie à chasser les créatures du Démon, en Orient, payé par le roi lui-même ! Il avait découvert quelque chose. On n’avait pas voulu l’écouter, il faisait peur aux gens et parvenait à les rendre méfiants vis-à-vis du roi et des autorités religieuses... On l’avait assassiné, sous prétexte d'hérésie. Elle finit par se décider. Dès le lendemain, elle se mettrait en quête d’un volontaire. Elle le paierait bien. Elle pourrait trouver un remède grâce à lui.

 

Le lendemain, Eliane contraignit sa fille à étudier, avec leur tutrice. Tara rêvassait, et ne s’occupait point du cours. Clothilde avait beau s’égosiller, impossible de la ramener sur terre. Elle empoigna son bâton, finalement excédée, et frappa sur les doigts de la jeune fille : quatre coups rapides et rageurs. La jeune fille poussa un cri de douleur et se ramassa sur elle-même. La nonne afficha un sourire triomphant et se remit à sa leçon.

- Refais cela encore une fois… articula Tara en se levant, lentement, menaçante. Et je te coupe en morceaux. Je te donne à bouffer à mes rats !

Clothilde en resta blême, la chique coupée, tandis qu’Isabelle baissait les yeux sur son livre, apeurée par sa cadette. La préceptrice se mit soudainement à hoqueter, étouffant, suffoquant. Elle enserra son cou de ses mains, dans une vaine tentative de se libérer de l'invisible étau. Tandis que son visage virait au pourpre, Tara, un sourire cruel fiché au visage, se détourna, elle s'écrasa sur la table, et chercha douloureusement de l'air.

- Garde tes dogmes pour les crétins. cracha la jeune fille par-dessus son épaule.

Elle tourna les talons, se jeta sur la lourde porte de la bibliothèque. Elle se rua au dehors, traversant les cuisines. Une grosse bonne femme la regarda partir, ahurie, et finit par la suivre, abandonnant le cirage de la table massive.

- Mademoiselle ! De grâce attendez !

Tara daigna se retourner vers sa nourrice, et poser son regard de glace sur elle. Lorsqu’elle reconnut Jeanne, elle se calma à peine.

- Qu’avez-vous encore fait, petite sotte ?

La servante fit asseoir sa jeune maîtresse sur un banc de la cuisine, et enveloppa ses doigts dans un linge humide, pour apaiser la douleur. Elles entendirent au loin les pas précipités de Théodore. Tara fixa Jeanne de longues secondes. Quand Théodore entra, furibond, sa fille sanglotait, de grosses larmes roulaient sur ses joues.

- Votre stupide nonne bat mademoiselle ! s’indigna Jeanne, le plus naturellement possible. Voyez ses doigts messire ! Je me ferai joie de lui apporter les bonnes manières à votre Clothilde, moi… !

- Suffit !

Il toisa sa fille, qui déjà s’était arrêtée. Théodore était pâle. A cause des éclats de Tara, sa vie au château virait au calvaire.

- Comédienne... grinça-t-il, avec un demi sourire amer. Si Messire Adriac ne te voulait point, s’exclama-t-il, tu serais déjà au couvent, sotte !

Il fit un clin d’œil à Tara, passa une main affectueuse dans ses longs cheveux dorés. Puis il sortit. Tara et Jeanne échangèrent un sourire complice. Eliane attendait là son époux. Elle lui jeta un regard glaçant, du haut de sa longue carcasse étriquée.

- Ne croyez pas, très cher, dit-elle, que votre petite mascarade me trompe. Vous aimez trop cette fille, et je ne saurais tolérer longtemps ses frasques humiliantes ! Si dans un mois, Adriac de Castel n’a pas demandé sa main, cette damnée sorcière ira croupir au couvent ! Est-ce clair ?!

 

 

***

 

- Théodore ! Cela suffit. Nous ne bernons personne, avec nos loups ! ragea Adriac. Le marché des peaux rapporte à notre ville, j'y vois là le seul bénéfice... Il nous faut arrêter ce fléau. Votre fille… elle sait quelque chose. murmura-t-il, perdu dans ses pensées.

- De grâce, messire ! s’exclama Donoran. Vous n’allez pas croire aux fantaisies d’une enfant !

- Messire, je suis d’accord avec Monsieur de Morand. intervint à son tour Jean-Baptiste. Ma sœur est encore une enfant intéressée par les contes et les mythes. Je me refuse à la mêler à cette histoire.

En vérité, il savait que Tara s’intéressait de trop près à ce mystère, elle en connaissait un peu trop sur les créatures maléfiques, et il se faisait fort de la préserver et de l’empêcher de se compromettre devant son suzerain et futur époux.

- Les battues contre les loups s’accumulent, et rien ne cesse ! Peut-être notre bon curé a-t-il raison… peut-être que le Malin s’est abattu sur nous... Faites venir Tara, vous dis-je ! répéta Adriac.

Théodore soupira et envoya chercher sa cadette. Elle entra, s’inclina devant Adriac de Castel, s’attendant encore à une salve de reproches et d’ennuis.

- Que pensez-vous du mal qui enlève nos gens ? lui demanda Adriac, de façon détachée.

Elle se tint coite, méfiante. Elle réfléchit quelques instants et choisit ses mots avec soin.

- Je pense que ceci n’est pas naturel, messire. Je pense que cette épidémie provient de créatures diaboliques.

Donoran de Morand leva les yeux. Il était l’un des guerriers de Castel au Vent qui s’étaient rendus en Terre Sainte. Il avait côtoyé Dolleret, qui avait sombré dans la folie, qui criait gare à une peste répandue par les vampires... Dieu le préserve d'un nouveau fol passionné par le Diable !

- Et que devrions-nous faire, selon vous ?

Tara dévisagea Adriac, froide.

- Je l’ignore messire. Vous êtes notre seigneur, vous êtes le stratège, n’est-ce pas ?

Jean-Baptiste dissimula son demi-sourire. Adriac, amusé également, lui répondit :

- Et moi je crois que nous avons sous-estimé votre savoir, ma Dame.

La jeune fille n’était pas dupe. Adriac se préparait à demander sa main à Théodore, et il vantait ses qualités, dans le but de la conquérir. Jamais elle n’épouserait cette brute, ce rustre belliqueux qui négligeait ses sujets, et massacrait ses loups. Jamais elle n’aimerait un tel homme, jamais elle n'accepterait qu'il soit "son seigneur et maître".

- Postez vos meilleurs hommes, toute la nuit durant, dans les pâtures. Faites-leur effectuer des rondes accrues dans les rues. Qu’ils s’arment de lames d’argent et de pieux. Qu'ils ne se départissent jamais de leurs crucifix.

Elle avait donné ses ordres tel un chef militaire expérimenté. Les hommes autour d’elle firent silence. Leur seigneur n'allait tout de même pas suivre les conseils d'une bonnefemme ? Etait-on si démuni que cela ?!

- Soit. déclara Adriac.

 

 

***

 

Tara tournait en rond dans son lit. Bien sûr, elle n’avait pas le droit de participer aux manœuvres lancées contre ce mystérieux prédateur qui continuait à décimer les troupeaux sans laisser de traces. Elle pensait approcher la concoction d’un remède, mais elle n’avait toujours pas trouvé de volontaire pour l’essayer, et elle n’était sûre de rien.

Au matin, elle n’avait toujours aucune nouvelle. Sa servante grassouillette s’évertuait à démêler, puis tresser ses cheveux dorés, qui traînaient sur le sol lorsqu’elle était assise. Elle ne les avait jamais coupés de sa vie, et lorsqu'elle se tenait debout, ils atteignaient presque ses genoux. Eliane aurait préféré que sa fille ait une allure de femme de cour, et non pas l’air d’une gueuse se roulant dans la paille, avec cette chevelure sauvage toujours lâchée sur ses épaules, mais impossible de toucher à cette toison, à laquelle Tara apportait beaucoup de soins. La mère, justement, entrait dans les appartements, et congédiait Jeanne comme on renvoie un chien à la niche.

- Isabelle est déjà à son cours de tissage auprès de Clothilde ! reprocha-t-elle. Qu’attends-tu pour t’y rendre ?

- Je ne m’y rendrai pas. s’insurgea Tara. Baudouin m’attend, lui aussi, si vous permettez…

Baudouin était le maître d’armes de Théodore. Il enseignait à la jeune fille l’art de l’escrime, de monter à cheval tel un guerrier, de tirer à l'arbalète, mais aussi, chose extrêmement rare, l'art du tir à l'arc. Baudouin avait appris cette discipline au contact de guerriers écossais, lors de l'un de ses nombreux voyages, car en terre de France, on ne trouvait point d'archers. Aussi les hommes de Hautecour étaient-ils très réputés, pour leurs talents rarissimes. Baudouin disait souvent que Tara était le meilleur élève qu’il ait jamais eu. Il se fichait pas mal qu'elle soit femme ou pas !

Eliane remarqua enfin, alors que sa fille se levait, que Tara était vêtue de jambières de toile, de hautes bottes de cuir, d’une cotte de maille forgée et tressée sur mesure pour elle sous un gambison, de protections de cuir gravé aux avant-bras et d’une large ceinture, à laquelle pendait son épée dans son baudrier. L’épée que son maître avait faite forger pour elle.

- Une Dame ne combat pas ! s’écria Eliane, outrée. Change-toi, et obéis, sinon…

- Sinon quoi, mère… ?

Le regard vert de Tara était à présent glacial, et menaçant. Eliane vit avec horreur de la fumée s’échapper des avant-bras de la jeune fille. Une fumée nauséabonde, sifflante. Soudain, autour de chaque poignet, s’enroula un serpent d'un vert noirâtre. Tara tendit les bras vers sa mère, les deux reptiles tendirent le cou vers elle. Eliane cria, et s’enfuit de la chambre à toutes jambes. Les serpents glissèrent le long du corps de Tara, se trainèrent sur le sol de dalles, et s’évanouirent tel un mirage. Tara eut un petit rire sadique. Satisfaite, elle sortit à son tour, et se dirigea vers la cour.

Les hommes de la garde de son père, qui s’entraînaient déjà, la saluèrent respectueusement : cette jeune fille n’était pas comme les autres. Elle était une combattante hors pair, et ils l’admiraient. La plupart d’entre eux étaient de jeunes hommes fougueux, elle s’entendait à merveille avec eux, et certains soupiraient pour elle. Elle aurait mille fois préféré l'un d'eux à ce maudit Adriac, mais ils n'étaient que gardes, issus de bas lignage, voire d'aucun lignage du tout...

Baudouin, son maître, la salua comme on salue un adversaire, arme au poing. Elle dégaina son épée, et se mit en garde. Il n’avait plus tellement de choses à lui apprendre, il lui faisait désormais acquérir de l’expérience en combattant contre elle, en variant les techniques, et en lui proposant divers adversaires, qu’elle défaisait quasiment toujours. Cela tenait à présent plus du divertissement, pour elle. Seul Albéric, le jeune fils du Maître d'armes, tenait la reprise contre elle !

Elle enchaîna les coups, para ceux portés par son maître. Bientôt, elle parvint à enrouler sa lame avec celle de son adversaire, elle tira de toutes ses forces. L’arme de Baudouin s’envola, elle l’attrapa sans difficulté. Le maître d’armes, essoufflé, posa ses mains sur ses genoux, pour reprendre son souffle. Il n'était plus si jeune, hélas ! Puis, Baudouin avait beau tenter de s'y résoudre, il ne pouvait être aussi violent avec Tara qu'avec un autre de ses guerriers. Elle avait beau être courageuse et impétueuse, elle n'en restait pas moins sa maîtresse, et surtout, une jeune fille, plus frêle que ses élèves, plus petite... Il se contentait de partager avec elle des passes rapides et souples, agiles, plutôt que des combats rustres et brutaux, et ce style d'exercice fatiguait le maître d'armes.

Derrière elle, le bruit de sabot d'un cheval. Jean-Baptiste mit pied à terre. Il revenait de Castel, qu’il avait inspectée avec son père et le seigneur Adriac. Il était blême, semblait quelque peu ébranlé.

- Quelles nouvelles ? demanda-t-elle seulement, impatiente.

- Mauvaises. Viens.

Les jeunes soldats de la garde avaient tourné le regard vers lui. Tara rendit son arme à Baudouin, qui l’autorisa d’un signe de tête à se retirer : elle écoutait et vénérait ce précepteur-ci plus qu’aucun autre. Jean-Baptiste l’attira à l’intérieur du château, à la bibliothèque, où ils pouvaient parler en toute intimité. Il s’assit sur un banc de bois, et passa une main sur son beau visage aux traits tirés par la lassitude.

- Les hommes de père et ceux d’Adriac, qui patrouillaient dans Castel sont morts. annonça-t-il gravement. Touchés et consumés par cette peste… Aucun n'a survécu. Quant aux hommes de Donoran, qui devaient veiller les pâturages… Disparus. Des traces de sang gisaient au sol, mais aucune trace des corps. Ou même d’empreintes… Puis, une autre famille a été décimée. Les Mastier…

Ce nom évoqua quelque chose à Tara. Une famille plutôt appréciée, en ville. Louis Mastier était un bel homme, un cordonnier très talentueux, et toujours prêt à rendre service à ceux qui en avaient besoin.

- Il a été retrouvé mort, près de sa femme. continua Jean-Baptiste. Ses deux filles, également. Ils avaient la même expression sereine étrange… Cette peau bleutée… Quant à leur fils cadet, Luc, il a lui aussi disparu.

Tara blêmit. Elle ne s’était pas attendu à ce que tous les hommes dépêchés par de Morand, Adriac de Castel et son père soient éliminés en une nuit ! Elle sentait que quelque chose de terrible les attendait. Tous ces disparus n’annonçaient rien de bon. Et elle s'en sentait si coupable...

- Nous avons interrogé des habitants, cherché des témoins. Certains nous ont dit avoir des proches qui ont été touchés par ce fléau, ils ne leur donnaient pas longtemps à vivre. Et devine ! Disparus, eux aussi… Beaucoup d’enfants… déplora Jean-Baptiste.

Tara, cette fois, tourna les talons. Jean-Baptiste la laissa s'en aller, et rejoignit ses propres appartements. Elle remonta à sa chambre et jeta sa ceinture et son épée sur son lit. Elle fouilla dans le volume écrit par Dolleret, nerveuse. Il avait découvert, lui aussi, des disparitions mystérieuses de certains malades, mais il ne disait rien sur ce qu’il advenait vraiment d’eux. Certaines familles de ces victimes criaient aux fantômes, hantés par leurs proches. Ils retournaient chez eux ! Mais personne n’avait daigné écouter l’auteur. On disait de ces fantômes qu’ils étaient des hallucinations dues au chagrin. Le chapitre concernant les vampires était le dernier que Jaquelin avait pu rédiger, avant d’être brûlé vif.

 

Théodore rentra peu de temps après midi. Il ne prit pas le temps de dévêtir son armure de cuir, et s’installa tel quel à table, où l’attendaient déjà les membres de sa famille. Tara n’avait pas daigné passer quelque chose de plus seyant que son gambison. Mais Théodore, préoccupé, ne le remarqua même pas.

- Cette nuit, annonça-t-il, Adriac, Donoran et moi-même allons patrouiller en personne.

Jean-Baptiste leva des yeux ronds sur son père. Théodore déclara que son fils resterait au château : s’il lui arrivait quelque chose, il fallait que son héritier assume son rôle.

- Laissez-moi venir avec vous, père ! s’exclama Tara.

- Hors de question !

- De grâce ! Vous aurez besoin de moi !

Théodore poussa un petit rire moqueur et blessant. Lui, besoin de sa petite fille de quatorze ans ?

- Je suis la meilleure combattante que tu aies au château ! Demande à Jean !

- Suffit, Tara !

Le ton de Théodore ne souffrait cette fois aucune réplique. La jeune fille grogna et lâcha le couteau avec lequel elle découpait sa viande. Eliane jeta un regard méprisant et triomphant à sa fille. Tara sortit le bout de la langue et siffla, à la manière d’un serpent. Eliane blêmit brusquement et baissa les yeux. Le repas se termina dans un silence pesant.

En remontant à ses appartements, Tara prit sa décision. Au soir, elle sortirait, qu’il le veuille ou non ! Elle renvoya sa fidèle Jeanne, et attendit patiemment en se préparant. Elle glissa sa longue tresse sous son gambison, rengaina son épée. Dès que la nuit fut totalement tombée, que le château sembla endormi, elle descendit tel un félin les escaliers, se dirigea vers les écuries. Elle harnacha son cheval noir, dissimulée sous sa longue cape sombre, capuchon rabattu sur son visage. Elle le fit sortir dans la cour illuminée de torches accrochées aux murs d'enceinte.

- Qui va là ? demanda l'un des jeunes gardes, posté devant la lourde porte. Est-ce vous, ma Dame ?

- « Dormire ». murmura-t-elle dans sa barbe, en latin.

Les deux gardes s'effondrèrent à terre, profondément endormis. La porte s'ouvrit d'elle-même, grinçant sur ses gonds massifs. Elle enfourcha son destrier et quitta le château, à la barbe des autres gardes postés sur les remparts. Elle avait pris soin de ceindre un carquois et un arc empruntés à l’armurerie. Elle chevaucha le plus rapidement possible jusqu’à Castel au Vent.

 

Théodore et Donoran déambulaient sur leurs montures, dans les ruelles pavées de leur ville. Ils parlaient peu, tendus, l’oreille aux aguets. Les habitants n’avaient pas été choqués par l’investissement des rues par les soldats, ils en avaient même été rassurés. Et à cette heure tardive, il n’y avait plus âme qui vive au dehors. Les volets étaient clos, mais de nombreuses lueurs persistaient à éclairer les demeures : on craignait désormais la nuit, les ténèbres, qui chaque soir, pouvaient emporter sans un bruit n’importe qui… Le silence était oppressant.

- Peut-être sommes-nous effrayés pour peu… murmura Donoran, dans son épaisse barbe noire. Je doute que les vampires soient à l’origine de ce…

Un cri de bête strident retentit. Du bétail hurlant à la mort, effrayé, agonisant. Au loin, dans la forêt, les longues plaintes des loups s’élevèrent, résonnant telle une sentence annonçant la fin des temps. Donoran et Théodore lancèrent leurs chevaux au galop jusqu'aux portes de Castel, non loin, d’où provenait le chaos. Là, loin sur leur droite, un troupeau de vaches détalait, mortes de peur, tandis que certaines tombaient à terre dans un meuglement à fendre l'âme. Ils se sentaient aveugles dans cette pénombre. Ils se jetèrent sans réfléchir dans le champ. A leur arrivée, plus un bruit, hormis celui du bétail terrorisé. Donoran sauta de selle et éclaira de sa torche deux corps : deux des trois gardes placés ici en surveillance. Le dernier avait donc disparu… Théodore poussa une exclamation de surprise, et eut à peine le temps de se protéger en levant sa lame devant son visage. Une créature s’était jetée sur lui, le désarçonnant. Il s'écrasa au sol, sur le dos, souffle coupé. La créature tentait de le mordre, par-dessus l’épée. Théodore avait beau forcer, les dents pointues de la bête s’approchaient inexorablement de lui. Subitement, le monstre tomba au sol, dans un sifflement de douleur. Une flèche avait percé son flan. Blessé, il se releva difficilement, effectua quelques pas, et disparut tel une ombre sous le couvert des arbres. Livide, Théodore vit tomber la deuxième créature qui s’en prenait à Donoran. Ce monstre-ci s'était relevé d'entre les morts ! Tara, du haut de son destrier noir, effectua un mouvement circulaire, arc bandé, prête à décocher. Tout semblait à nouveau calme, elle abaissa lentement son arme.

- Qu’est-ce que c’était ? s’écria Théodore, soudain furieux, en se dressant sur ses pieds.

- Des vampires, père. Voyez, ce sont eux qui dévorent nos troupeaux !! s'exclama-t-elle, triomphante et alarmée à la fois.

Donoran poussa un grognement rageur et lança un coup de pied dans le dernier des corps gisant là. Cette petite peste de Tara avait donc raison ! Des créatures du Mal sévissaient dans leur pays. Et pas n’importe quelle créature…

- Il… il portait mes couleurs ! bafouilla Théodore, désemparé.

 

Adriac fut informé sur-le-champ. Et dès ce moment commença une chasse aux vampires, chaque nuit. Equipés de gousses d’ail, de pieux, de crucifix, de lames d’argent, chaque soldat de carrière fut mobilisé pour lutter contre ces créatures. Malgré cela, l’on continuait à mourir, terrassé par cette épidémie, et certains continuaient à disparaître. Cependant, plus aucun de ces monstres n’attaquait le bétail.

 

L’hiver vint. Victimes du froid mordant, de l’épaisse couche de neige, de l’épidémie terrible, les habitants de la ville sortaient rarement. Une atmosphère de peur et de tension enserrait Castel au Vent dans un écrin glacé. Tara n’avait pas été autorisée à accompagner son père en chasse, malgré qu’elle lui eût sauvé la vie. Il ne voulait en aucun cas l’exposer au fléau. La jeune fille se renfermait sur elle-même, s’entraînait plus souvent à l’escrime, au tir… Un jour, elle pourrait se servir de son talent ! Elle continuait inlassablement à chercher un remède au mal qui emportait les Castellois, en secret. Mais elle n’avait toujours pas pu tester ses essais.

Ce soir-là, on frappa à la porte de ses appartements. Elle ouvrit à Baudouin, qui était accompagné d’Albéric, son fils unique et ami de Tara. Tous deux étaient blancs comme neige.

- Pardonnez-moi de vous déranger à cette heure, ma Dame… Je crois qu’Albéric est touché !

En effet, le jeune homme tenait à peine debout, son regard était fiévreux, et sa peau blafarde était parcourue de reflets bleutés. Il se tenait les côtes, en proie à de terribles douleurs, soutenu par son père.

- Sauvez-le, ma Dame ! De grâce… supplia Baudouin. Je sais que vous le pouvez !

Elle observa le malade. Une occasion en or pour elle ! Elle hocha la tête, passa un manteau de laine sur sa tenue de nuit ainsi que des chaussures, et sortit de sa chambre. Elle les mena à travers les couloirs de son château, jusqu’à se trouver face à une porte. Elle l’ouvrit ; l’escalier en colimaçon qu’ils empruntèrent menait à la cave personnelle de Théodore.

- Vous devez me jurer de ne révéler à personne ce que vous allez voir…

Baudouin jura sur sa vie, Albéric se signa d’une main fébrile. Alors Tara se dirigea vers le mur du fond, donna un coup de pied dans l’une des briques. Devant leurs regards ébahis, le mur pivota, raclant le sol dans un fracas d’enfer. Un couloir leur faisait face. Tara les mena à travers lui, jusqu’à un nouveau mur de pierre, encerclé de deux torches brûlant, diffusant une douce lumière. Au centre du mur se détachait un cercle de métal doré, richement décoré, et une empreinte de main avait été creusée en son milieu. La jeune fille apposa sa main dans la trace, puis la retira. Une goutte de sang perla le long de l’empreinte. Le cercle de métal émit un claquement sec, et pivota vers la droite. Le mur s’ouvrit vers l’intérieur, devant les deux hommes médusés. Une voix sifflante, un murmure qui les glaça jusqu'aux os, susurra :

- Salut à toi, Tara notre Dame...

Tara les fit entrer dans son repaire secret. De nombreuses tables supportaient des tas de livres, de papiers, des objets de verre : un atelier d’alchimiste ! Même Baudouin, qui connaissait très bien son élève, tomba des nues.

- Comment ? bafouilla le maître d’armes. Comment avez-vous pu bâtir ce lieu ?

- Ce n’est point mon fait. Mon aïeul Charles de Hautecour l’a fait construire. L’alchimie le fascinait, mais il lui fallait se cacher. A sa mort, il m’a révélé l’emplacement de ce repaire, à moi seule. Il a scellé ce testament secret… dans le sang. Seul mon sang pourra jamais ouvrir cette porte.

Baudouin resta ébahi, sonné par la découverte qu’il venait de faire à propos de Charles de Hautecour, celui qui l’avait accueilli au château, et qui était réputé grand et pieu Chrétien. Tara dégagea une table, intima à Albéric de s’y allonger : le pauvre jeune homme semblait aux portes de la mort, son visage bleuté suait à grosses gouttes, et ses mains glacées tremblaient. La jeune fille déversa dans une longue et fine seringue de verre un liquide visqueux et verdâtre, très malodorant. Baudouin admira attentivement tous les gestes précautionneux qu’elle effectuait.

- Cela sera sûrement douloureux, avertit-elle doucement. Je n’ai jamais pu vérifier son efficacité. Vous pouvez prier. déclara-t-elle au père de son patient. Si j’échoue, il mourra cette nuit. Au mieux...

Albéric lui lança un regard écarquillé, mort de peur. Sans prévenir, Tara enfonça l’aiguille de la seringue dans la veine du cou du malade. Il poussa un grognement de douleur et se recroquevilla sur lui-même. Le silence le saisit, dans l’immobilité la plus totale. Baudouin blêmit, les larmes lui montèrent aux yeux. Tara soupira profondément, abattue, ses épaules s’affaissèrent, la seringue lui échappa et se brisa sur le sol. Elle avait bel et bien échoué.

Soudain, le jeune homme inspira une grande bouffée d’air. Il se détendit brusquement, et son visage reprit les couleurs de la vie. Tara poussa une exclamation de joie, et Baudouin se laissa aller sur une chaise dans un "Dieu du ciel..." murmurant. Elle avait réussi...

 

Elle ne put trouver le sommeil. Elle avait trouvé le remède. Comment allait-elle pouvoir l’expliquer à son père ? A Adriac ? Comment pourrait-elle intervenir sans être arrêtée pour Sorcellerie ? Ses pensées allèrent à Syrienna Malepeste, la sorcière torturée et brûlée quelques mois plus tôt… Si elle subissait le même sort ? Syrienna était la plus grande sorcière qu’elle ait jamais connue. Son mentor… capable de miracles, de guérir tous les maux. Pourtant on l’avait tuée. Tara prit sa décision : elle parlerait à Jean-Baptiste. Lui l’écouterait sans la juger. Il s’approprierait la trouvaille de ce remède, mais au moins, il ne serait pas accusé d’hérésie ni de sorcellerie…Et qu'importait la renommée, si des vies étaient sauvées !

 

La cour était en effervescence. Une effervescence maussade, morne. Le personnel du château semblait en émoi. Isabelle les admirait depuis la fenêtre du salon. Occupée à son ouvrage de couture, ridiculement empaquetée dans un voile qui ne laissait voir que son visage, elle semblait insensible à cette animation.

- Que se passe-t-il ? s’exclama sa cadette, faisant tonitruer les portes, cheveux hirsutes et défaits comme une sauvageonne.

- Mais enfin ! répliqua Isabelle. Tu ne sais pas ? Albéric, le fils de monsieur Baudouin. Il est mort cette nuit. Touché par cette peste…Le pauvre était...

- Non… gémit Tara.

Elle fit volte-face, s’enfuit en courant dans les longs couloirs, jusque dans la cour. Jeanne, tout comme les autres, assistait, impuissante, à la procession funèbre qui emmenait le corps du jeune homme au cimetière. Il semblait serein, épée en mains. La servante serra sa maîtresse, toutes deux éplorées, Jeanne ayant connu ce garçon depuis sa naissance, et Tara ayant échoué à le sauver. La jeune fille n’avait même pas aperçu Théodore, qui se tenait en retrait, rendant hommage à l’un des garçons qu’il avait vu naître en son château, qu’il avait vu grandir et devenir l’un des membres émérites de sa garde.

 

***

 

Elle avala les marches, encombrée par cette satanée robe trop longue ! Elle se mura dans ses appartements, et se laissa lourdement tomber dans l'un de ses fauteuils, rongée par la culpabilité, et ce sentiment d'impuissance. Elle songea encore et encore à ce remède qu'elle avait créé. Elle se remémora les ingrédients dont elle s'était servie, après s'être inspirée des écrits de Dolleret : extraits d'ail et d'argent, sang humain, eau bénite... Puis quelques incantations... Qu'est-ce qui n'avait pas fonctionné ? Elle s'était servie du sang de l'un de ses adversaires, qu'elle avait blessé lors de l'une de ses leçons d'escrime. Elle l'avait récolté sur son épée d'acier. Là devait résider le problème. Trop peu de sang ? Sang impropre ? Mais elle n'avait pas le temps de se mettre à l'ouvrage pour l'heure. Ce fut Jean-Baptiste qui entra doucement, pour lui expliquer que sa présence à la messe en ce dimanche matin était nécessaire. Tara, le regard dans le vague, eut un sourire amer. Dieu, toujours Dieu... Celui que l'on priait dans les pires moments, sans que jamais il ne réponde aux appels... Celui qu’on la forçait à prier. Elle se leva à contrecœur, et suivit son frère dans les couloirs. Théodore était quelque peu abattu, et par la perte de ce jeune soldat, et par la peur qui commençait à le saisir : il était dans l'incapacité, visiblement, de protéger les siens. Eliane et sa fille Isabelle, Clothilde leur suivante, se tenaient droites, apparemment épargnées par tout l'émoi qui saisissait les autres. Après tout, quel besoin de s'apitoyer sur les petites gens ? Tara avait pitié de sa sœur, autant qu'elle détestait sa génitrice. Isabelle était prisonnière de sa bêtise, de son manque de caractère, et donc du joug d'Eliane, de Clothilde et de leur religion de malheur. Elle n'y était pas pour grand-chose, la pauvrette...

 

La messe de ce matin-là fut des plus sinistres, et glaciales. Le prêtre, le Père Paul, était pourtant quelqu'un de jovial, qui aimait à faire rire son auditoire. C'était ainsi qu'il célébrait Dieu, par le rire, et certains l'accusaient d'impiété, de tourner le Christ en ridicule. Tara l'appréciait, elle ; or, il semblait qu'il y avait des années que le Père Paul n'avait pas souri, ni rendu un peu de joie à ses ouailles... La terrible peste qui ôtait les vies semblait le miner autant que le ban. Comme il en était à présent d'usage, il fit son office, en rendant hommage aux nouveaux disparus. Dès la fin de la messe, les gens se dispersèrent, sortirent. Tara demanda à ce qu'on lui laisse quelques instants, et s'enferma dans le confessionnal, à la grande surprise de sa famille. La jeune fille scanda la formule d'usage, mais à sa manière :

- Pardonnez-moi mon père, car je vais devoir pécher...

- ...Dame Tara ? Vous au confessionnal ? Euh... Et bien... Parlez-mon enfant. fit le prêtre, curieux d'entendre Tara de Hautecour en confession pour la première fois.

Elle ouvrit la grille qui les séparait, brusquement, surprenant Paul.

- De grâce, mon père, j'ai besoin de votre soutien. Cette peste... elle provient de créatures du Mal, tout le monde le sait, mais personne ne daigne écouter ce que j'ai à dire !

Le petit prêtre rondouillard s'épongea le front avec sa large manche, soudain blême. Il se signa, puis fit signe à Tara de continuer. Elle avait compris que même attribuer la trouvaille du remède à Jean-Baptiste était dangereux, autant ne pas compromettre son aîné.

- Je sais que je suis capable de guérir le peuple, mon père ! Je suis si proche du but ! Mais j'ai besoin que vous m'appuyiez pour convaincre les gens. Et mon propre père... La maladie est répandue par les vampires !

Paul la regarda avec des yeux ronds et blancs. Nouveau signe de croix.

- Je... je le veux bien croire, mon enfant ! bafouilla-t-il. Mais je ne suis point en odeur de sainteté avec mes supérieurs... Je ne peux me risquer...

- Mon Père ! s'insurgea-t-elle. Cela pourrait être vous ! Vous déambulerez bientôt, vous aussi, créature de la nuit, vous rejoindrez les ombres, vous hanterez votre propre église ! Si cette fichue peste se contentait de tuer...! Nous devons agir, mon Père. Au nom de Dieu.

Paul la dévisagea de longues secondes, livide, puis hocha fébrilement la tête. Elle lui offrit un sourire reconnaissant, se signa, et sortit du confessionnal. Elle rejoignit la voiture de sa famille, sa longue cape sombre claquant au vent froid de l'hiver, qui ne faisait que commencer.

 

En ce douze décembre de l'an de grâce 1260, moi, Donoran de Morand, vassal de Monseigneur Adriac de Castel, relate les faits, dans leur entière vérité, au nom de Dieu. L'hiver est froid, l'un des plus froids jamais connus à Castel au Vent de mémoire d'homme. La peste enlève nos gens par dizaines. La mort semble s'être assise sur notre ville. La nuit est bien avancée alors que j'inscris ces lignes. Monseigneur Adriac l'a déclaré : la chasse aux Créatures du Mal est ouverte. Dès le crépuscule, la nuit prochaine, nous nous mettrons en route. Le vent siffle, frappe contre mes fenêtres. Il semble proférer une malédiction. La peur s'est emparée de moi. De tous.

Ma douce Marianne me donne bien du souci. Elle qui jadis était si heureuse, se fane à vue d'œil. Notre incapacité à créer la vie l'afflige... Monseigneur Adriac me conseille de la répudier, et de me trouver femme qui me puisse donner un héritier. Je ne m'y résoudrai jamais. Je crains pour elle. Si cette peste venait à me l'enlever, la vie n'aurait plus de sens.

J'entends des pas dans le couloir. La porte de mon bureau s'ouvre. Marianne...

- Encore à vos écrits, très cher ? Vous devriez vous reposer. Vous êtes épuisé.

Marianne s'assit délicatement sur les genoux de son mari. Il la serra tendrement contre lui. Sous l'épaisse muraille de barbe noire qui dissimulait son visage, son teint blême indiquait qu'il manquait de sommeil. Son front était barré de plis creusés par l'inquiétude. Il admira sa femme. La belle Marianne, que tant d'hommes avaient courtisée, mais que lui seul avait eue. Elle déposa sur ses lèvres un baiser qui enflamma ses sens. Mais on frappa à la porte de son bureau, brisant le charme.

- Messire... s'excusa un jeune domestique en bonnet de nuit, bougie à la main. Quelqu'un... gratte à votre porte, et cela ne cesse ! On a bien essayé de le chasser, mais rien à faire...

- "Gratte" ?

Intrigués, Donoran et son épouse se dirigèrent vers la massive porte d'entrée de leur château, emmitouflés dans des capes de laine afin de se protéger du froid qui courait entre les pierres de leurs murs. Le maître des lieux ordonna qu'on ouvre les énormes battants de bois et de fer. Ce qu'ils découvrirent les laissa sans voix. Un enfant gisait là, recroquevillé devant leur porte, déguenillé, grelottant de froid. Il avait levé une main aux ongles étrangement pointus pour gratter faiblement à la porte, lui qui n'avait plus la force de frapper.

- Dieu du ciel... murmura Marianne.

Elle s'approcha de l'enfant, malgré les protestations inquiètes de son mari. Elle le saisit dans ses bras. Le garçon devait avoir une dizaine d'années, mais était aussi léger qu'une plume. Cela fendit le cœur de Marianne. Elle l'emmena à l'intérieur. Le domestique referma la porte.

- Auriez-vous perdu l'esprit, femme ?! s'étrangla Donoran.

- De grâce ! s'insurgea-t-elle. C'est un enfant ! Un pauvre petit enfant mort de faim et de froid. Nous ne sommes pas des monstres !

- Nous, non... maugréa Donoran.

Elle ignora sa remarque et enroula le chétif enfant dans sa cape, entreprenant de le réchauffer. Le garçon leva les yeux vers elle. De tels yeux... D'un marron clair, parfois rougeoyant, à la lumière des bougies. Il avait un tel visage d'ange, sous ses longues mèches noires, et un air si suppliant... Marianne en fut conquise. Elle le mena aux cuisines, fit réveiller l'une de ses cuisinières exprès pour lui. Le petit dévora tout ce qui lui passa sous le nez, avec un tel appétit que Donoran se remit à protester.

- Peut-être est-il contaminé ! murmura-t-il à sa femme. Nous prenons de grands risques. Allons, renvoyez-le !

- Il en est hors de question ! répliqua Marianne.

Son regard affichait une telle détermination qu'il abdiqua, à contrecœur.

- Comment te nommes-tu, mon petit ? demanda-t-elle doucement.

- Lecck !

Elle se tut et se tourna vers son mari. Elle haussa les épaules. Quel drôle de nom...

- Et d'où viens-tu ?

- Lecck !

- Ah ! s'exclama Donoran. De tous les petits mendiants que nous aurions pu ramasser, voilà celui qui ne sait parler !

Le gamin leva vers lui son regard de braise, agressif, et qui avait quelque chose de si sauvage... Marianne s'insurgeait contre son mari, quand soudain, un énorme matou gris se hissa sur le banc où l'enfant était assis. Ce dernier poussa un cri terrible, suraigu, fit basculer le banc et se blottit dans un coin, appuyé sur ses poings, tel un animal.

- Voyez !! s'exclama Donoran en se signant et en reculant.

Marianne chassa le chat de la cuisine, puis entreprit de calmer le petit en lui parlant à voix basse. Il sauta dans ses bras et cacha son visage au creux de son épaule. Un sourire si tendre se peignit sur le visage de Marianne qu'un instant, Donoran oublia son angoisse. Sa femme semblait jeter son dévolu de mère sur lui, et cette bataille-ci, il ne la gagnerait pas.

- Très bien. soupira-t-il. Trouvons-lui un lit...